NAPOLEON NIKODEM CYBULSKI
Le découvreur de l'adrénaline
Il fut l’un des physiologistes les plus éminents du 19e siècle. Il est né le 14 septembre 1854 à Krzywonosy (aujourd’hui en Biélorussie). Après avoir terminé ses études secondaires à Minsk, il part en 1875 étudier à l’Académie militaire de médecine et de chirurgie de Saint-Pétersbourg où il se liera d’amitié avec un autre étudiant, Ivan Pavlov - le futur prix Nobel de physiologie qui, vous le savez, donnera son nom au fameux “réflexe de Pavlov”. Dès les premiers mois de ses études à l’Académie, Cybulski va montrer un intérêt particulier pour la physiologie, dont l'éminent maître de conférences était le professeur Ivan Tarkhanov qui l’apprécie beaucoup et le prend dès lors en amitié. Il obtiendra son diplôme de médecin en 1880 avec la plus haute distinction : cum eximia laude. Il va ensuite travailler comme assistant au sein de cette même Académie où il va, entre autres, construire un appareil pour enregistrer photographiquement la vitesse du flux sanguin dans les vaisseaux - appareil qu’il nommera fotohemotachometr - avec lequel il va pouvoir déterminer les changements dans la vitesse de l’écoulement du sang par rapport aux phases de la fréquence cardiaque et du rythme respiratoire.
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| Fotohemotachometr |
C’est grâce à cet appareil hydraulique qui se compose à l’origine d’étroits tubes de verre, repliés à angle droit, que Cybulski effectuera une des premières mesures au monde et une description de la vitesse du flux sanguin linéaire dans l'artère carotide et l’artère fémorale.
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Quand en 1884, le poste de directeur du département de physiologie de la Faculté de médecine de l’Université Jagellonne à Cracovie va se retrouver vacant, Tarkhanov appuiera avec force la candidature de son protégé qui va emporter le poste malgré le fait qu’au début du concours il n’était pas encore en possession de son doctorat qu’il réussira en 1885 avec sa thèse : “Recherches sur la vitesse du flux sanguin à l’aide du fotohemotachometr”. Après l’obtention de son doctorat - ce qui, compte tenu de la situation politique qui prévaut à l’époque et qui discrédite souvent les talents polonais, peut être considéré comme un grand succès - il va donc partir pour Cracovie - alors dans l’Empire austro-hongrois - où il prendra la direction de la chaire de physiologie, d’histologie et d’embryologie à l’Université Jagellonne où il va pouvoir apprécier d’enseigner en langue polonaise. |
Là, il va entreprendre des recherches approfondies, rassemblant autour de lui un large éventail d’étudiants dont certains, comme Adolf Beck ou Władysław Szymonowicz obtiendront plus tard des résultats remarquables, le premier comme codécouvreur des processus électriques du cerveau et comme pionnier de l'électroencéphalographie, le second en publiant en cinq langues un manuel d’histologie et d’anatomie microscopique.
Cybulski conduira ainsi des recherches en électrophysiologie. Beck et lui-même réussiront en 1890 à mesurer l’activité électrique du cerveau et décriront la localisation des aires sensorielles dans le cortex cérébral des animaux (chiens et singes). Ils seront les premiers à démontrer que la détection des changements du potentiel électrique dans le cerveau permet la localisation exacte des centres sensoriels. Ces premières expériences menées sur des cerveaux d’animaux mis à nu vont conduire à l'étude des ondes cérébrales chez l'homme et contribuer au développement de l'électroencéphalographie moderne. La pratique médicale bénéficie encore aujourd’hui des réalisations pionnières de Cybulski, entre autres dans l'identification des foyers épileptiques et des tumeurs cérébrales
Toujours en électrophysiologie, Cybulski affirmera que dans un muscle normal, il n’existe aucun courant de repos, le courant n’étant provoqué que par une lésion. Pour confimer sa thèse, toujours en 1890, il va inventer le mikrokalorymetr, un dispositif permettant de mesurer la quantité de chaleur produite par les muscles. L’appareil fonctionnait grâce à l'effet d’une évaporation intensifiée de l'éther sous l'influence de la chaleur et à l’exploitation de l’effet Joule pour une égalisation théorique des différences thermiques. Pour la première fois, Cybulski fera une démonstration de son appareil lors d'un congrès de médecins à Rome en 1894. Plus tard, il inventera une meilleure méthode de stimulation des muscles et des nerfs et en 1910 il sera le premier scientifique polonais à obtenir un enregistrement de l’activité électrique du cœur. Il sera ainsi le premier en Pologne à s’intéresser à l’électrocardiographie.
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C’est en 1895 que Cybulski va entrer dans l’histoire de la médecine mondiale quand, en compagnie de Szymonowicz, il va clairement constater une hypertonie (exagération du tonus musculaire) et une bradycardie (ralentissement des battements du cœur) après administration intraveineuse d'extraits de la médullosurrénale (partie centrale de la glande surrénale), extraits dont il ne connaissait pas à l’époque la composition chimique et qu’il appellera nadnerczyna - de nadnercze, la glande surrénale. On saura plus tard que cette nadnerczyna contient essentiellement un certain nombre de substances actives, parmi lesquelles il faut citer en premier lieu la noradrénaline et la dopamine qui par métabolisme donnent l'adrénaline (du mot latin “ad renes”, près du rein). Cette hormone qui joue un rôle très important dans l’organisme est libérée dans le sang en cas d’émotions intenses : peur, colère, stress. Elle joue également le rôle de neurotransmetteur dans le système nerveux central en permettant le passage des informations d'une cellule nerveuse à une autre de manière aussi rapide que brève. Elle permet ainsi de mobiliser l’organisme tout entier pour affronter un danger. Sa secrétion entraîne une série de réponses physiologiques immédiates dans tout le corps : accélération du rythme cardiaque, augmentation de la vitesse des contractions du cœur, hausse de la pression artérielle, dilatation des bronches et des pupilles, augmentation de l'oxygénation des muscles et du cerveau, élévation du glucose sanguin, etc. En médecine, elle est également utilisée pour traiter des formes graves d'asthme et des réactions allergiques aiguës. |
Version imprimée de la conférence donnée à Cracovie le 6 mars 1895 où Cybulski a présenté pour la première fois des résultats concernant l'adrénaline |
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Il faut noter que dès 1716, l'Académie des Sciences de Bordeaux avait annoncé un concours doté d’une forte récompense pour celui qui donnerait une réponse satisfaisante à la question : à quoi servent les glandes surrénales ? Ce n’est que Cybulski qui donnera avec Szymonowicz la bonne réponse… En effet, il faut bien avoir conscience qu’à la fin du 19e siècle, personne ne connaissait l’existence d’une quelconque régulation hormonale et encore moins celle de la notion d’hormone ! La nadnerczyna était donc la première substance connue à être secrétée dans le sang et provoquer un effet physiologique très puissant. L’appellation d’adrénaline ne lui sera donnée qu’en 1911 par le chimiste japonais Jōkichi Takamine qui, alors installé à Baltimore (USA), en sera le premier à produire des extraits purs. Le succès obtenu par Cybulski par sa découverte va évidemment le motiver à poursuivre ses recherches. C’est à ce moment-là qu’il étend sa chaire, devenue en fait pratiquement un institut de recherche dont il est le patron. Il publiera de nombreux écrits scientifiques sur l’action et sur le rôle de l’adrénaline. Les résultats de ses recherches sur l’influence hormonale de la médullosurrénale serviront de base à l'endocrinologie d’aujourd'hui.
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Dans les années 1887-1894, il sera également le premier scientifique polonais à publier des travaux consacrés à l’hypnose. Certaines thèses contenues dans son livre sur l’hypnotisme au point de vue physiologique permettent de le compter parmi les précurseurs de la conception de l’inconscience, devançant ainsi les notions freudiennes. Cybulski sera également considéré comme un pionnier dans la recherche dans le domaine de la neurophysiologie et de la physiologie de la digestion. En 1888, en collaboration avec Beck, il va ainsi publier des travaux suite à des recherches sur le sens du goût chez une une personne privée de langue. Il a constaté que chaque saveur possédait sa propre terminaison nerveuse, répartie dans différentes zones de la langue. En 1907, dans un ouvrage publié avec Tarkhanov, il démontrera aussi que le contenu de l'intestin grêle est potentionnellement plus toxique que le contenu du côlon, du fait de la présence des enzymes digestives. |
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De 1887 à 1888 et de 1895 à 1896, il exercera les fonctions de doyen à la Faculté de médecine, en 1904-1905 de recteur et de 1905 à 1909 de vice-recteur de l'Université. Il sera l'organisateur du département moderne de physiologie de l’Université Jagellonne, obtiendra des fonds publics et des sponsors privés pour son fonctionnement, devenant par là même le fondateur de l’école cracovienne de physiologie. À partir de 1891, il sera un membre actif de l’Académie des arts et sciences. Il sera également membre honoraire de plusieurs associations médicales et de la Société des amis de la science. En raison de son mauvais état de santé, il va devoir cesser toute activité en 1916. Cependant, il reprendra son poste universitaire un an plus tard, partiellement paralysé. Dans les années 1911, 1914 et 1918, Napoleon Cybulski sera sélectionné pour le prix Nobel. En 1918, il recevra le prix de la fondation Jerzmanowski décerné par l’Académie polonaise des sciences. À titre posthume, lui sera décernée en 1936 la Croix de Commandeur de l'ordre Polonia Restituta. |
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Une des autres activités de Cybulski fut une activité sociale. Il se tourmentait particulièrement du sort des paysans de Galicie. En journaliste chevronné, il décrira dès 1894 l’état déplorable de la paysannerie galicienne, un état proche de la famine. Pour se maintenir en vie, les paysans ont recours aux pommes de terre, aux choux et aux produits à base de farine provenant des céréales les moins chères, comme l’orge ou l’avoine (rarement le seigle ou le blé). Il notera aussi l'importance de la consommation, durant l’intervalle situé entre la fin de l’hiver et les premières récoltes de printemps, des feuilles de plantes sauvages dont les plus courantes étaient : les chénopodes, les orties, l’oseille ou le lamier. Les études qu’il va mener confirmeront que la population rurale de sa région ne se nourrit pratiquement que de végétaux. De la viande, elle n’en mange pour ainsi dire jamais. En outre, les plats préparés avec ces végétaux sont préparés de façon grossière et sont de fait peu digestes et donc moins nutritifs. Seuls 10% de la population ont du pain tout au long de l’année. À la place du pain, les plus pauvres cuisent souvent des galettes d’avoine directement sur les cendres et les mangent évidemment couvertes de cendres, des pierogi aux pommes de terre, aux pois ou aux fèves à moitié cru. Il n’est pas étonnant qu’en se nourrissant de cette façon, la résistance de l’organisme du paysan soit si faible face aux germes pathogènes nocifs, que la campagne galicienne soit une terre propice aux épidémies et que la mortalité dans la région soit la plus forte de tout le pays.
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| Paysans galiciens |
Cybulski a toujours été tracassé par la misère humaine et toutes les privations que devaient endurer les villageois locaux. Lui-même possédera à partir de 1897 une petite exploitation agricole à Prochownia près de Krzeszowice (Petite-Pologne) où il pourra de toute évidence observer l’état d’existence tragique de la population agricole. Il aspirera donc à relever le niveau de l'éducation et de l'agriculture dans la région. À une certaine époque, il sera même président du Conseil de surveillance des cercles agricoles à Cracovie. Il sera aussi élu au conseil municipal de la ville de Cracovie et, fervent partisan de l’admission des femmes dans l’enseignement supérieur, il sera en 1891, avec le professeur Odon Bujwid et son épouse Kazimiera, le cofondateur du premier collège féminin de la ville.
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| Premières étudiantes à Cracovie |
Également vice-président du “Sokół” de Cracovie, il va publier des ouvrages de vulgarisation concernant l’éducation physique. En homme polyvalent, il jouera aussi du violoncelle dans des quatuors à cordes !
Commentant les opinions philosophiques qui connaissaient à l'époque une grande popularité, Cybulski ne fut pas avare en critiques. Ainsi, il ne fut pas d'accord avec les théories du mécanisme et du vitalisme, attaquant particulièrement violemment le philosophe et psychologue Julian Ochorowicz, l'accusant même de charlatanisme et d’ignorance.
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Grâce à sa cordialité, son enthousiasme pour le travail, sa grande ingéniosité, son immense rigueur, sa fiabilité dans la résolution des problèmes scientifiques, sa modestie attachante, sa simplicité, son abnégation et son activité infatigable, Cybulski fut très apprécié par ses étudiants et ses collaborateurs, à qui il servira de modèle. Outre Beck et Szymonowicz, il a formé des scientifiques tels que l’éminent gynécologue Alexander Rosner et le médecin légiste Leon Wachholz, créateur de l’école de médecine légale polonaise moderne. À la fin du XIXe siècle, Cracovie était devenu un si important centre de la physiologie européenne, qu’on parla même de l'école de physiologie cracovienne. Les conférences qu’il donnait au sein de diverses sociétés scientifiques suscitaient toujours beaucoup d'intérêt. Il a écrit plus de 80 travaux scientifiques (sans compter tous les articles publiés), avec en tête sa “Physiologie humaine” en trois tomes. |
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Afin de subvenir aux besoins de sa nombreuse famille, il a durant de nombreuses années tenu un cabinet dentaire. Ce personnage aux multiples talents est mort à son poste dans le Département de physiologie de l’Université Jagellonne le 26 avril 1919, victime d’un accident vasculaire cérébral.
Napoleon Nikodem Cybulski fut l'un des plus grands physiologistes du monde de son époque et il a une place importante dans l'histoire de la physiologie polonaise comme découvreur de l'adrénaline, comme un des créateurs de l’endocrinologie, mais aussi comme pionnier de l'électroencéphalographie.
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